VEF Blog

Titre du blog : rimes
Auteur : rimes
Date de création : 14-01-2017
 
posté le 23-12-2017 à 09:03:13

Petites ouvrières.

Jean-Baptiste Jules Trayer (1824-1909): Atelier de couture (1854)

 

  

 Petites ouvrières.

 

Midi : voici sonner l’heure des ouvrières :

Le soleil cuit l’asphalte mou sur les trottoirs :

C’est l’heure où, sur l’étain vulgaire des comptoirs,

Luisent les verres pleins d’absinthes meurtrières.

 

Midi : « Plumes et Fleurs » et « Robes et Manteaux »

C’est un long défilé de filles maigrelettes,

Sortant des ateliers pour faire leurs emplettes :

De la charcuterie et de banals gâteaux.

 

D’autres, par deux ou trois, vont dans les crémeries :

Et, toutes, se penchant pour lire le menu,

Choisissent, avec un frais sourire ingénu,

Dans la liste des mets, les plats à sucreries.

 

Ce mince déjeuner ne leur coûte pas cher :

Quinze ou vingt sous ; et puis, deux sous de violettes

Et les mignonnes au travail rentrent seulettes,

Les fleurs se parfumant du parfum de leur chair.

 

Le rouge de leur joue est de mauvais augure ;

Un mal futur se lit dans leur regard trop clair ;

Leur rire sonne faux et tristement, dans l’air,

Malgré que leur jeunesse anime leur figure.

 

Dans le Paris désert des jours lourds de l’été,

Moins pâles, cependant, sous la caresse amie

Du soleil embrasé, chauffant leur anémie,

Elles jettent partout un peu de leur gaîté.

 

Couturières, les dés protègent leurs doigts probes.

Leur paire de ciseaux pend au bout d’un lacet,

Et, comme pour monter à l’assaut du corset,

Un bout de fil serpente aux traînes de leurs robes.

 

Elles causent du plus récent assassinat,

De suicides par amour, de mariages,

Cependant que leurs yeux lorgnent, aux étalages,

Les bijoux défendus, sur les coussins grenat.

 

Des vieillards, allumés par leur démarche lente, 

Leur murmurent des mots ignobles, en passant ;

Elles prennent, alors, un grand air innocent,

Et rougissent, avec une candeur troublante...

 

De nouveau, la rue est paisible. Le soleil

Caniculaire luit sur le zinc des toitures,

Tandis que dans le sourd ronflement des voitures,

Bourgeoisement, la rue a repris son sommeil...

 

                                             Jean Ajalbert (1863-1947)

 

 

Jean Ajalbert, né le 10 juin 1863 à Levallois-Perret, et mort le 14 janvier 1947 à Cahors, est un critique d'art, avocat et écrivain naturaliste anarchiste français.

Ses premiers vers lui ont été inspirés par le spectacle continu des bords pelés de la Seine à Asnières, des terrains vagues de Clichy-la-Garenne et des environs.

Expert dans le jeu des rimes et des rythmes, il se soucie par-dessus tout de subtile psychologie. Il évoque des paysages faits de tons atténués et d’échos troublants. Il est gouailleur et mélancolique. Il sait formuler d’une voix légère les axiomes et les contradictions de la fine diplomatie de l’amour.

 

"Un déjeuner d'ouvrières aux Tuileries"

une huile sur toile de Léonce-Joseph de Joncières  (1871-1947).