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Titre du blog : rimes
Auteur : rimes
Date de création : 14-01-2017
 
posté le 01-05-2020 à 07:55:27

La Tristesse du Diable.

 

 

 

Bartolomé Bermejo* (1440-1498)

 

 La Tristesse du Diable.

 

Silencieux, les poings aux dents, le dos ployé,

Enveloppé du noir manteau de ses deux ailes,

Sur un pic hérissé de neiges éternelles,

Une nuit, s’arrêta l’antique Foudroyé.

 

La terre prolongeait en bas, immense et sombre,

Les continents battus par la houle des mers ;

Au-dessus flamboyait le ciel plein d’univers ;

Mais Lui ne regardait que l’abîme de l’ombre.

 

Il était là, dardant ses yeux ensanglantés,

Dans ce gouffre où la vie amasse ses tempêtes,

Où le fourmillement des hommes et des bêtes

Pullule sous le vol des siècles irrités.

 

Il entendait monter les hosannas serviles,

Le cri des égorgeurs, les Te Deum des rois,

L’appel désespéré des nations en croix

Et des justes râlant sur le fumier des villes.

  

Ce lugubre concert du mal universel,

Aussi vieux que le monde et que la race humaine,

Plus fort, plus acharné, plus ardent que sa haine,

Tourbillonnait autour du sinistre Immortel.

 

Il remonta d’un bond vers les temps insondables

Où sa gloire allumait le céleste matin,

Et, devant la stupide horreur de son destin,

Un grand frisson courut dans ses reins formidables.

 

Et se tordant les bras, et crispant ses orteils,

Lui, le premier rêveur, la plus vieille victime,

Il cria par-delà l’immensité sublime

Où déferle en brûlant l’écume des soleils :

 

— Les monotones jours, comme une horrible pluie,

S’amassent, sans l’emplir, dans mon éternité ;

Force, orgueil, désespoir, tout n’est que vanité ;

Et la fureur me pèse, et le combat m’ennuie.

 

Presque autant que l’amour la haine m’a menti : 

J’ai bu toute la mer des larmes infécondes.

Tombez, écrasez-moi, foudres, monceaux des mondes !

Dans le sommeil sacré que je sois englouti !

 

Et les lâches heureux, et les races damnées,

Par l’espace éclatant qui n’a ni fond ni bord,

Entendront une Voix disant : Satan est mort !

Et ce sera ta fin, Œuvre des six Journées !

 

                                 Charles Leconte de Lisle (1818-1894)

 

 

 

 

 

 

Charles-Marie René Leconte de Lisle est un poète français.

Né à la Réunion, il vient poursuivre ses études en France. Séduit par les doctrines sociales du philosophe Fourier, il collabore aux Journaux "La Phalange" et "La Démocratie pacifique". L'échec de la Révolution de 1848 l'accable et signe sa rupture avec la politique. De sa foi sociale, il ne garde dès lors qu'une vive rancœur contre Dieu et les hommes, et il va chercher refuge dans la poésie.

Son pessimisme s'alimente à deux sources, l'une passionnelle ("Les Damnés" 1855, "Le Dernier souvenir", 1868, "Les Spectres", 1866 ), l'autre historique à travers la Grèce ("Les Poèmes antiques", 1852, "Les Poèmes Barbares", 1862).

En réaction contre la poésie romantique, Leconte de Lisle réclame une poésie "scientifique" qui doit être essentiellement l'expression de la sérénité du beau. Son âme tourmentée rend toute relative son impassibilité. Celle-ci trouve toute sa place parmi ses admirateurs réunis autour de lui dans l'école parnassienne.

Élu en 1886 membre de l'Académie française, sa célébrité, pour les nouvelles générations, éclipse même celle de Victor Hugo. En 1872, il aborda le théâtre avec une tragédie eschyléenne, "Les Erinnyes".

 

 

 

 *Bartolomé Bermejo, de son vrai nom Bartolomé de Cárdenas est un peintre espagnol représentatif du style hispano-flamand. Formé aux Pays-Bas, il travaille dans le royaume d'Aragon puis à Barcelone, où il peint pour des commanditaires religieux.